Du silence du fils au silence du père

Mon père
Grégoire Delacourt
Paris, Le livre de poche, 2020

Nous vous proposons deux avis sur ce roman.

 

 

 

 

Yves Ellul :

Voilà un petit livre « dérangeant », pas forcément agréable à lire, mais au delà des phénomènes de mode actuels sur le sujet, il me semble offrir une approche de la pédophilie dans l’Église qui va plus loin que la réprobation générale habituelle

L’auteur mène de front une méditation à partir des textes bibliques et le récit de la rencontre du père d’un enfant victime de viol, et d’un « père », prêtre catholique.

J’ai été agacé au début par le parallèle entre Isaac, l’enfant mené au sacrifice, par Abraham et l’enfant réel, élevé par un couple divorcé et parfois « confié » à un prêtre… C’est pourtant une vraie approche existentielle et symbolique du texte biblique

Pour cela il faut peut être se déconditionner… Nous avons appris au catéchisme l’obéissance, valeur suprême pour Dieu et l’Église, celle d’Abraham totalement édifiante (bien sûr prémices de celle de Jésus) et celle de « l’enfant-Rire » (Isaac), pour le coup devenu bien silencieux…

Une autre approche catéchétique peut ici partir du point de vue de l’enfant face à un père mortifère.

Abraham va sacrifier son fils au mont « Moriah » (ce qui était la coutume des cultes de fécondité ambiants) ; une des traductions possibles de Moriah donne « amertume de Dieu » (soit Dieu amer pour les hommes, soit les hommes amers pour Dieu)… C’est donc le lieu d’une non relation mortifère… Sauf que, justement, le lieu va changer de nom faisant des deux hommes les témoins d’une présence différente : « l’Éternel a vu (ou pourvu ) » ; c’est donc l’histoire d’une initiation, d’un apprentissage, Isaac découvre qui est vraiment le Dieu de son Père (et par là même abolit à jamais pour le peuple Hébreu la possibilité de sacrifices de fécondité). Isaac pourra creuser des puits d’eau fraîche, pour lui (et pour les autres) sans se disputer avec ses voisins…

Notre roman prend toutefois une direction différente, plus chrétienne (?) ou christique, le prêtre assume complètement la responsabilité et devient victime consentante de la colère destructrice du père (agi par quelle force transcendante ?) de l’enfant.

Le prêtre offre alors à l’enfant une issue de vie que la psychanalyse ne pouvait offrir…

Au delà de ce psychodrame on peut relever toute la critique de notre société que cela implique : société hyper sexualisée (avec ses tabous), société de l’individu narcissique et du couple divorcé, société de l’immaturité, irresponsabilité parentale, société déchristianisée, société de la fécondité qui demande des victimes (vive la croissance économique et le confort perso !), etc.

Au-delà du « mea culpa » de l’Église, une belle figure de témoin de Jésus, me semble-t-il.

Ioan Ellul :

J’aborde la lecture de Mon père de Grégoire Delacourt avec une certaine prévention.
A l’heure où tant de personnes dénoncent leurs bourreaux, je suis en effet très gênée par le manque ambiant de pudeur, la confusion de l’espace privé et de l’espace public, devenu même, avec les moyens technologiques actuels, tristement publicisé.

Or Grégoire Delacourt est publicitaire – habitué à manier les mots, à leur faire exprimer l’émotion, si possible le choc – et son sens de la formule ne manquera pas de servir l’histoire qu’il relate.
La reconnaissance des faits subis et le jugement, à commencer par la victime, et si possible par l’État, du bourreau comme tel par la victime est une étape cruciale de la sortie du processus et de la reconstruction de la victime. Et combien de fois l’Histoire l’a oublié, ou effectué de manière « politiquement correcte » par une dénonciation de principe des faits, mais de seulement quelques-uns des bourreaux.

Que l’on dénonce un rapport bourreau-victime est probablement salutaire ; qu’on en fasse la publicité, m’interroge, car par publicité (à l’heure des « réseaux sociaux », il faudrait réintroduire la nuance perdue avec la médiatisation), j’entends le goût de nos contemporains pour l’étalage de l’intime et de la vie privée.
L’on arguera que cela permet à d’autres de se reconnaître dans ce statut et d’en sortir, peut-être, à leur tour : soit. Les victimes ignorent rarement qu’elles en sont ; si le dire haut et fort leur permet de se libérer d’un peu de cette posture et de se réapproprier leur dignité, je ne peux que m’en réjouir. Bien que j’aie quelques doutes que se proclamer publiquement victime, et donc être identifié durablement par tous les autres comme telle, aide à sortir du rôle. La véritable réparation serait de pouvoir se construire une autre identité.
Or passer du rôle de victime à celui d’exhibitionniste n’est pas, à mon sens, preuve de guérison, mais pire : cela érige un nouveau rapport à autrui, qui n’est plus bourreau, mais voyeur et, faut-il le signaler, entre les media friands de « people-isation » et la diffusion quasi illimitée assurée par les réseaux sociaux, voyeur quelque peu forcé… un peu paradoxal.
Bref, il y a des tribunaux où juger des affaires privées.

Malgré ce risque, et toujours écrivant sur ce fil, Grégoire Delacourt parvient à poser de vraies questions et à tracer une réflexion délicate.
Il est question dans son roman de silence, celui du fils, celui de la victime, celui d’Isaac et celui de l’Église, et il y est question de parole, celle qui libèrerait la victime et par là-même le bourreau de leur relation perverse.
L’auteur fait preuve d’élégance : il ne prend pas la parole pour la victime.
Son narrateur s’interroge sur le silence d’Isaac, mené au sacrifice par son père sans un signe de protestation. Son narrateur interroge la figure du père, celui qui devrait protéger, et tout au long de ma lecture, c’est le silence d’Abraham qui m’a interrogée.
Abraham, ce « père » de trois monothéismes, celui dont la descendance est au nombre des étoiles du firmament, mais qui n’a qu’un fils de son épouse, à un âge avancé. Celui à qui il est demandé – quel étrange dieu a-t-il donc ? de le sacrifier, et qui obéit, parce qu’Abraham, depuis le début de son histoire, est l’homme docile qui fait ce que son dieu lui demande, quitte son pays, se met en chemin, risque sa vie et celle de son épouse, chasse femme et fils « de compensation », offre en sacrifice celui qui est légitime et devait assurer la descendance, et l’on sait l’importance de la lignée en ces temps et terres lointains.

Confiance en Dieu ou obéissance servile, et à quel dieu ? Et nous, voulons-nous comme modèle de ce patriarche qui ne proteste ni ne défend la dignité des vies dont il est responsable ?

G. Delacourt ne prend donc pas parole pour le fils, mais pour le père qui n’a pas su le protéger, car c’est la fonction qu’il assigne à la paternité – en contrepoint de laquelle la protection qu’assure l’Église aux prédateurs qui la hantent donne matière à réflexion.
Le narrateur est l’inverse d’Abraham, c’est un Job qui se cabre et intente un procès à ce Dieu qui impose et qui sacrifie à travers des membres de sa propre Église. L’auteur a l’habileté – qu’ont rarement les media – de ne pas la condamner toute entière, et va jusqu’à transcender le crime et rejoindre le Christ, en un tour de force – hélas fictif – qui donne justesse et profondeur au récit.

Or Abraham, lui, se tait, et obéit à Dieu, que nous invoquons comme « notre Père », et comme écrit l’auteur, qui voudrait d’un tel père ?

J’ai longtemps pensé que ce récit biblique marquait le tournant entre les religions anciennes, où le sacrifice humain, notamment celui de l’aîné, était courant, et le monothéisme où Dieu relève l’homme de cette obligation.
Mais peut-être, si l’on considère Abraham comme modèle, et des Évangiles où Dieu nous est présenté comme père et Jésus comme fils, y a-t-il un autre parallèle à faire. Au silence du père répond celui du fils : c’est une relation, et il n’y a de bourreau que là où il y a une victime – c’est par là que la parole libère l’un et l’autre de ces rôles.
Isaac consent à être sacrifié par son père, comme Abraham consent à le sacrifier au dieu qu’il estime être le sien. Et il est relevé de cette obéissance.
Un peu plus tard, Jésus consent à être sacrifié par les hommes, comme son Père consent à le laisser sacrifier par eux par consentement à la liberté qu’il nous confère. Et la résurrection lave l’humanité de cet ultime péché.

Qu’est-ce alors qu’être père ? A aucun moment ne nous est donnée la définition proposée par le narrateur : être celui qui protège.
Certes, il y a quelques pas et non des moindres entre ne pas protéger, laisser être sacrifié, et sacrifier soi-même.
Mais espérer protéger, comme attendre d’être protégé, c’est établir une relation de puissance et une relation de dépendance. Autrement dit non, l’amour ne protège pas, sinon il y a domination.

Abraham consent à ne pas être celui qui protège : on peut imaginer ce que cela coûte à celui qui a tant attendu, au point de la remplacer par une filiation illégitime, une descendance qui constituait une telle promesse. On peut imaginer aussi la relation qui est susceptible de s’établir entre un père vieillissant, qui a pour seul espoir de transmission et de lignée ce fils unique, on peut imaginer qu’il soit tenté de garder ce fils « pour lui », dans un lien qui devient une ligature, dans une relation qui enferme le fils dans l’obéissance et la fidélité, dans un silence qui l’empêche de poursuivre à son tour son chemin et d’établir sa propre descendance.
Abraham peut être tenté d’être ce père fusionnel qui non seulement ne protège pas, mais va jusqu’à dévaster, au nom d’on ne sait quel dieu obscur, d’une « inconscience » levée au dernier moment, par grâce.

Jésus consent à être fils, à assumer dans sa chair la faiblesse des hommes.
Isaac consent à être fils : est-ce se taire, ou assumer ne pas avoir de protecteur, ne plus avoir besoin de celui qui protège, être en mesure de prendre le risque d’être meurtri ? Et dans ce cas nous parlons non plus d’une victime, mais du passage à l’âge adulte, où une forme de lien avec le père est rompue.
Qui peut libérer de ce lien : le sacrifice ? celui du père, qui risque tuer ce qu’il a de plus cher, ou celui du fils, qui accepterait de perdre sa propre vie par fidélité à celui qu’il aime et honore ?
La parole : celle duquel, et adressée à qui ?
Ou bien l’irruption d’un messager de Dieu ?

Comme toujours ? c’est dans l’intervention d’un tiers, et d’un autre regard éclairant la situation, que se révèle une possibilité de libération. Dieu serait-il ce tiers qui toujours permet de sortir du fusionnel pour aller vers la séparation – celle qui permet que chacun soit lui-même, in-dépendant de l’autre, et puisse entrer avec lui en dialogue ?
Du Dieu-père, ou du père considéré à ce point comme un dieu qu’on ne puisse que se taire, obéir, se laisser faire, jusqu’à se laisser tuer, on passe alors au Dieu-tiers qui n’impose rien mais accueille, laisse faire jusqu’à laisser tuer ce Fils parce qu’il l’a choisi.

Recension : Yves et Ioan Ellul.

 

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