The Square – Palme d’or Cannes 2017

The Square
Écrit et réalisé par Ruben Östlund, Suède, 2017
Avec Claes Bang, Elisaberth Moss, Dominic West, Terry Notary
Durée : 2 h 22
Palme d’Or, Festival de Cannes 2017

Bande-annonce : ici.

Au lendemain d’une soirée qui l’a amené à dormir dans son bureau, Christian (le prénom n’est peut-être pas choisi par hasard), directeur d’un musée d’art contemporain, est interrogé par une journaliste. Pour un musée d’art contemporain, répond-il dans le décor d’une exposition de tas de poussière surplombés par une inscription au néon qui explique au public « You have nothing », le plus important, c’est l’argent. Qui permet d’acquérir à prix d’or des œuvres d’artistes vivants, et qui permet surtout de ne pas être ridicule face à ses « concurrents » : que l’art, dans une telle logique, soit vidé de sa substance n’importe pas depuis qu’on a remplacé l’art par le discours sur l’art. Discours abscons d’ailleurs sur lequel la journaliste demande quelques éclaircissements que Christian improvise : on réfléchit à la question de savoir si l’art, c’est ce qui est exposé comme tel : dans quelle mesure est-ce l’exposition, la mise en scène, en cadre, en musée (voire en discours), qui fait l’oeuvre ?
Fort de ces deux postulats, Östlund va dérouler sa problématique, « the square » : un carré de 4 m sur 4, « sanctuaire » où règnent la confiance et l’altruisme, et où chacun de ceux qui y pénètrent sont égaux en devoirs et en droits. Un beau projet financé par des mécènes, et que Christian va devoir promouvoir.
Mais qui va rentrer dans le carré, le cadre, l’œuvre, le musée, l’art ? N’aurait-il pour surface que 16 m² ? Pourquoi faut-il un carré pour interroger ce projet supposé être celui de nos démocraties, l’idéal de la déclaration universelle des droits de l’homme ? Parce qu’il y a des mendiants dans la rue, des inégalités sociales criantes, et que malgré nos beaux discours, nous peinons à secourir celui qui nous appelle à l’aide – à plus forte raison s’il n’est pas dans le carré ?

Le film s’amuse ensuite, un peu longuement, à mettre en lumière cette distance entre le concept bien-pensant et l’acte qui y répond, la même qui s’est interposée entre l’œuvre et son discours.
A l’issue d’une « mise en scène » dans la rue où il a été sollicité bien malgré lui pour secourir une femme qui appelait à l’aide, Christian s’est fait voler son portefeuille et son téléphone. Peut-on se faire confiance et s’entraider ? Ou était-ce de l’art, puisqu’il récupérera ces objets sur simple demande, après avoir accusé les voleurs de lui avoir pris en outre ses boutons de manchette, qu’il avait simplement égarés dans une poche ?
A qui peut-on faire confiance, demander de l’altruisme – à ce mendiant à qui il confie ses emplettes superflues le temps d’aller chercher ses filles dans une galerie marchande, puisque personne d’autre ne veut l’aider ?
Le fait-on par principe, comme dans cette exposition où la file des visiteurs se scinde entre ceux qui font confiance aux autres et ceux qui ne le font pas, puis où on leur demande de déposer portefeuille et téléphone (les mêmes objets) dans un carré tracé au sol où ils les retrouveront peut-être ?
Jusqu’où assume-t-on nos discours bien-pensants : jusqu’à une rencontre avec un artiste où le public, l’artiste et l’intervieweuse se voient sommés de tolérer les invectives obscènes d’un membre du public, sous prétexte qu’il est atteint du syndrome de la Tourette ?
Jusqu’à ce qu’une performance artistique dégénère, qui était vouée à interroger le rapport d’une société qui peut se payer le luxe de ses idées humanistes, à l’autre, à l’étrange, à l’étranger, au presque animal avec lequel il ne sait plus interagir que par la fuite ou la paralysie, face auquel il ne sait plus réagir qu’en le mettant à mort ? Où est la limite du carré – de l’art – de l’idée ?

Ce Christian n’est pas tellement différent de nous : la plupart du temps il n’a pas de monnaie ou de temps à consacrer à ceux qui le demandent, de temps à autre il sacrifie à ses idéaux l’aumône d’une parole ou d’un sandwich pour des mendiants qui ne sont plus dupes de ces fausses générosités ; mais quand il est volé, il n’hésite pas à accuser tout un immeuble, puisque dans le lot se trouve son agresseur.
Sans se soucier des conséquences que vient lui rappeler avec insistance un petit garçon qui refuse à juste titre d’être assimilé à la population d’un immeuble, d’un quartier, d’un milieu, et qui menace, si on ne lui fait pas réparation par de simples excuses, de « semer le chaos ». Quand Christian viendra lui présenter ses excuses, il s’avèrera que l’enfant – figure fantasmée ? – a depuis longtemps déménagé : il n’est pas où l’on croit, échappant de nouveau à tout a priori.
Pour autant le chaos aura été semé : exacerbant le message de l’œuvre à promouvoir, une agence de communication aura pris entretemps l’initiative de faire entrer dans le carré l’image de l’innocence et de la pauvreté, une petite mendiante – blonde aux yeux bleus toutefois, sans doute pour que le suédois puisse s’y identifier et ne croie pas que ce soit l’autre, l’étrange pauvre et l’étranger, le seul concerné par cette indigence – discours qu’elle parachève en la faisant exploser, dans ce sanctuaire-refuge dédié aux 16 m² de confiance, d’altruisme et d’égalité qu’il nous reste.
Campagne réussie, puisqu’elle fait scandale, mais que l’on ne peut assumer autrement que par la démission : de quoi nous protège l’enceinte (les frontières ?) d’un carré où personne d’autre ne sera entré tout au long du film (les personnage faisant consciencieusement le tour de diverses cages d’escalier, carrées), où rien d’autre ne sera entré que nos prétentions à assumer humanisme et pauvreté ?
Prétention qui se résume à un discours, une œuvre d’art circonscrite dans un cadre de lumière, dans un musée qui finit par dénoncer sa propre impuissance à légitimer la valeur subversive de l’art, comme nos gouvernements sont peut-être impuissants à assumer les conséquences du décalage entre les valeurs prônées par nos sociétés, et les inégalités qu’en parallèle elles génèrent.

Recension : Ioan Ellul.

Cet article a été publié dans Critiques de films. Ajoutez ce permalien à vos favoris.