Le musée Condé à Chantilly organise une exposition autour d’un de ses tableaux, Le Massacre des Innocents, de Nicolas Poussin (1594-1665). N’est-ce pas l’occasion de s’arrêter sur un aspect « oublié » et désagréable de cette fête chrétienne ?
Le thème, largement traité à l’époque, n’est pas un thème favori de Nicolas Poussin. Il ne le traite qu’une ou deux fois (la deuxième version pourrait ne pas être de lui), et sur commande d’un mécène italien : Vicenzo Giustiniani.
La Composition du tableau
De format plutôt petit (141 x 171 cm), il ne met en scène que trois personnages… le bébé étant plutôt traité comme un objet que comme une personne.
La scène est extrêmement condensée et violemment contrastée. Elle oppose un espace très statique (sol – colonne – murs), fait de verticales et d’horizontales sombres, pratiquement sans utilisation de la perspective, à une mise en scène très dynamique, faite de courbes et d’obliques contrariées qui s’opposent, de corps qui luttent.
Le premier plan s’inscrit dans un carré limité à droite par la femme en deuil qui s’en va. Cela met en valeur une diagonale descendante qui part du haut gauche (tête et main du bourreau) et se dirige vers le bas à droite (jambe de la femme agenouillée). La même technique concerne têtes et bras des deux personnages disposés autour de la diagonale du tableau en son entier.
Le contraste des couleurs et lumières vient renforcer l’effet tragique de la composition. Les taches claires du corps et du linge du bébé, du bras et visage de la mère, et du bras de la femme en deuil sont situés sur la diagonale « montante » du tableau et mènent ainsi le spectateur de la mort du bébé au visage de la femme en deuil, levé vers le ciel… vide et limpide.
Le lien entre les trois personnages et « l’au-delà » pourrait bien être renforcé par le rapport entre leurs têtes : elles constituent, avec le sommet de l’obélisque du pignon du temple (une boule), les angles d’un parallélogramme. À noter : la « boule » que fait la tête de l’enfant mort ; dans une esquisse préparatoire au tableau (voir ci-dessous) la boule qui termine l’obélisque était beaucoup plus importante.
Le bourreau, bien que tout musclé, ne tient pas en équilibre. Un pied sur le corps (mou) du bébé, l’autre appuyé sur la pointe des orteils, la main gauche crispée sur la chevelure de la femme et la droite brandissant l’épée. Le geste lui-même, bien que violent, est faux : une épée est faite pour percer, non pour couper…
La cape rouge flottant au vent est là pour faire opposition au linge blanc du bébé. De même, la mère en déséquilibre s’appuie-t-elle au bourreau ou le retient-elle ? Son geste vise-t-il à s’interposer ou à supplier ?
D’un côté comme de l’autre, on se trouve devant un impératif absolu : la mort du bébé est inéluctable ; elle catalyse toute l’énergie du bourreau et toute la démission de la mère, l’acceptation de la victime.
Deux petits personnages viennent compléter la scène dans le lointain. À gauche, une femme qui regarde la scène… et le spectateur par là-même (= le témoin qui nous questionne) et, à droite, une femme qui s’enfuit.
Le dernier facteur de malaise tient à l’esthétique même. Comment représenter quelque chose de sordide et de désagréable avec les lois de l’harmonie ? Harmonie et justesse de la construction, harmonie des couleurs.
Nicolas Poussin répond par la justesse du questionnement existentiel et religieux. Il ne cède pas à l’idée du nombre : un « massacre » n’est pas plus important quand c’est un génocide. C’est bien plutôt l’archétype même qui est en jeu. Ceci me fait dire que le « second » tableau sur le même thème qui lui est attribué est en fait, soit un premier stade de réflexion, soit un pastiche. Il contient beaucoup plus de scènes fragmentées.
Nous sommes invités à relire Noël comme l’affrontement de deux impératifs, de deux pouvoirs : celui d’Hérode et d’une société qui détruit ses enfants, et celui de Dieu qui « se salit les mains » en voulant la naissance de Jésus.
Par ailleurs, la femme en deuil ouvre l’histoire du monde. Elle porte l’enfant mort qui ressemble au pignon du temple (parallèle, vertical et minéral) [voir le tableau et l’esquisse préparatoire] et elle questionne le ciel en quête de sens : que fait Dieu ? Dieu peut-il vouloir cela ?
N. B. : les tracés régulateurs ont été réalisés sur les clichés à disposition. de meilleurs clichés permettraient un affinement.
Poussin, Picasso, Bacon
Le Massacre des Innocents
Château de Chantilly
11 septembre 2017 – 1er janvier 2018
Le château de Chantilly est accessible par train depuis Paris.
Jusqu’au 1er novembre, ouvert 7J/7, de 10 h à 18 h.
Du 1er novembre au 1er janvier, ouvert tous les jours sauf le mardi, de 10 h 30 à 17 h.
Public : Tout public.
Parcours concernés : Tous les parcours, en particulier le parcours Art et Bible.
Recension et analyse : Yves Ellul
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